Mélodie toxique

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« The brass », © Marianne Morris

La mélodie s’éparpille à tous les vents. Elle déroule ses volutes grimpantes, brasse ses nuées d’embruns salés. Elle répand, sur les pavés humides,  la longue écharpe de ses brouillards nostalgiques. Je ne te vois pas, mais je sais que tu joues debout, les yeux fermés, toi le musicien ivre de rêves qui cours à perdre haleine, derrière la chienne qui consume ta vie…

Hier soir, tu étais dans ce petit club de la rue des Bouchers. Après le premier set, nous nous sommes croisés dans le couloir étroit qui mène à la salle et sans le faire exprès, tu as renversé un peu de ta bière sur mon tee-shirt. Je t’ai reconnu bien sûr. Toi, tu ne savais rien de moi. Tu m’as souri, un peu confus et puis tu es retourné avec tes amis sur la scène minuscule. Vous avez joué. Tous ensemble, des standards, et puis d’autres morceaux de ta composition. Ceux-là même que tu forges sur l’enclume des nuits. Tu étais là, droit mais souple derrière le cuivre de ton instrument. Tes doigts couraient après les notes sans effort, et tes lèvres serraient l’anche jusqu’à la faire pleurer. Tes notes m’entraient dans la peau comme des plombs de chevrotine. Ces attaques sèches parfois, comme un tennisman au service et puis soudain, le velouté, l’air doux et chaud dans ta colonne d’air, vibratos qui me faisaient chavirer.  A la fin, j’ai cru que j’allais tomber.  De ma chaise, directement dans l’espace.

La nuit s’est terminée. Mais moi, j’en voulais encore. Alors, je t’ai suivi quand tu as franchi l’entrée des artistes, celle qui donne sur la rue Obscure. Tu étais en vélo. Tu as attaché l’étui de ton instrument sur le porte-bagage et tu es parti doucement. Je t’ai suivi en petites foulées.  J’avais l’air d’un joggeur indolent, mais au dedans, c’était violent. Je voulais tout savoir. Qui tu étais, où tu allais et quelles blessures secrètes t’avaient donné ce pouvoir d’ensorceler les cœurs. Tu as roulé vers le nord, sans lumière et sans bruit. Je t’ai suivi, haletant. Tu as mis pied à terre devant un immeuble galeux, et bientôt j’ai vu s’allumer la fenêtre au dernier étage, celle qui a les volets bleus et une cafetière jaune posée sur le rebord. Le jour pâlissait vers l’est, sale et morveux comme un enfant de bohème. Je me suis assis sur la marche du hall de l’immeuble d’en face, et caché sous la pèlerine de soldat qui me tient lieu de manteau, je crois que je me suis endormi. Un son m’a réveillé. Une mélodie à personne, un air joué comme ça, pour le plaisir de faire du vent. Dimanche matin, rue déserte. Je suis seul et je guette le mouvement des rideaux derrière les carreaux de la fenêtre aux volets bleus.

Tu joues encore. Tu joues tout le temps, alors? Et tes voisins, ils ne disent rien? La mélodie existe, elle sort par le petit moulin d’aération, elle transperce les vitres, elle s’évade en arabesques vers le levant. La mélodie est là, comme moi, indécise et fuyante, dispersée comme le sable ou la poussière des diamants. Je pourrais tenter le coup. Monter, frapper. Dire, tu m’offres un café? Je pourrais, oui. Mais alors il faudrait interrompre le petit serpent de musique qui s’échappe du S doré que tu tiens entre tes mains. Intrigué, tu poserais l’instrument en entendant frapper. Tu ouvrirais, la cordelière encore autour du cou. Oui? Je te parlerais d’hier, la bière, le concert. Tu aurais l’air un peu perdu, hésitant à me dire d’entrer. Je me mordrais la lèvre et prendrais cet air de chien battu auquel personne ne résiste. Alors tu me livrerais passage et j’entrerais dans l’antre du musicien. Peut-être ouvrirais-tu la fenêtre pour prendre la cafetière jaune. Tu ne saurais pas quoi me dire et moi, je ne saurais pas trouver les mots pour te raconter ce qui m’est arrivé hier quand, pour la première fois, j’ai entendu ce vieux monstre tapi que tu as dans le cœur et qui voulait chanter.

Alors, il vaut mieux que je reste là, muet et impuissant devant cette déferlante qui me bouleverse.

Tes doigts pétrissent le cuivre, jusqu’à le faire brûler et ton saxo distille sa mélodie toxique. Je ne savais pas que ça pouvait faire ça, la musique.

Avec toi, j’irais bien valse-dinguer dans les étoiles, libérer toutes les lucarnes à la nuit, éclabousser les enfants.

Avec toi, n’importe quoi, n’importe quand.

Et tous les chemins de traverse seraient bons à prendre.

© GP

4 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. ecrimagineur dit :

    Addiction, volupté, laisser-aller, superbe !
    Loïc

    1. @ Loïc : merci beaucoup! 🙂

  2. flipperine dit :

    la musique peut envoûter

    1. @ Flipperine : aussi, oui…

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